Moi qui vous pensais indestructible, j’ai appris récemment, en vous cherchant sur Google, que vous nous aviez quittés pendant le premier confinement. Un choc ! Pourtant, si nous nous étions croisés à nouveau, en 2020, sur un trottoir parisien, vous ne vous seriez probablement pas souvenu de moi…ou vous auriez fait semblant… vous étiez si facétieux.
Pourtant, vous m’avez marquée. Comme quoi, pas besoin de fréquenter les gens une décade pour qu’ils soient signifiants. Quelques soirées suffisent parfois. C’était au début des années 2000, j’avais la vingtaine provinciale et les nuits parisiennes s’ouvraient à moi comme un nouvel Hollywood, un monde merveilleux fait d’acteurs et de jolies fringues. Et puis, au bout d’un moment, passé l’émerveillement de poser ses fesses dans des endroits aux décorations luxueuses, d’être assise à moins d’un mètre d’une superstar du cinéma, ces soirées finissent par toutes se ressembler. C’est le vide derrière les paillettes, la plupart des gens ne profitent pas de l’endroit pour s’amuser, mais pour vérifier que leur présence a bien été remarquée.
Et parfois, dans ces soirées clonées, il se produit une rencontre qui vous fait faire un tout petit bond en avant. Une personne ayant ce fameux petit truc en plus qui le différencie des autres. Vous étiez une connaissance de ma colocataire, une noctambule aguerrie. Elle m’avait dit : « Tu verras avec lui on va rigoler ».
Un soir vous m’avez dit : « Vous n’êtes jamais allée au Ritz Club ? » comme si rien n’était plus normal que de s’y rendre… «Alors on va passer par la grande porte ». Nous voilà place Vendôme dans votre R21 « Que voulez-vous, on me l’a offerte, je ne l’ai pas choisie… », et vous avez appelé les voituriers (morts de rire, ils avaient visiblement l’habitude) et leur avez tendu les clés comme s’il s’agissait d’une Lamborghini. Nous avons traversé tout l’hôtel jusqu’au Club – une traversée incroyable dans des tapis crème si profonds que mes bottes Gucci (Deux heures de queue pendant les soldes pour les obtenir, celles qui savent, savent) s’enfonçaient dedans. Si quelqu’un avait pu me voir marcher à ce moment-là, il aurait cru regarder un documentaire en slow-motion sur la vie d’un panda dans la jungle urbaine. Grâce et fluidité n’étaient visiblement pas au Ritz ce soir-là. Ailleurs, certainement.
J’en profite pour faire un petit aparté sur ces tapis maléfiques. Les personnes fortunées suivent-elles des tutos de riches où on leur apprend à se déplacer élégamment sur ces surfaces molles ? Quel est le truc ? Comment est-il possible de ne pas s’enfoncer ? Si quelqu’un a la réponse, n’hésitez pas, merci.
Après la visite guidée des couloirs du Ritz, où chaque tournant est orné d’une vitrine qui vous invite à fracasser votre PEL pour un seul objet, nous sommes arrivés en haut des marches du Ritz Club sans avoir rencontré âme qui vive (pour être classe, il faut aimer la solitude). Une fois en bas dans cet endroit mi-piano-bar, mi-discothèque (je n’ose pas dire boîte). Comme à la maison, vous demandez au DJ votre chanson préférée : « Hotel California » et vous voilà sur cette piste unique : un petit bout de parquet délimité par des bordures en bois avec un mini-ciel étoilé au-dessus, miiignon tout plein. Après avoir joué pendant six minutes trente les divas du dancing, avec cet humour pince-sans-rire qui n’appartenait qu’à vous, vous posez devant moi sur la table un cendrier estampillé Ritz Club, ramené des toilettes : « C’est cadeau ». « Merci beaucoup, Maître, pour cette gentille attention, mais ça fait un peu crevard, non ? » Bref, on rigolait bien…
Vous ne faisiez pas partie de mon quotidien, mais vous apparaissiez comme ça, vous proposiez d’aller ici à une réunion de l’association Slow Food au Chavignol, une de vos cantines, près de chez vous, ou bien un dîner au Lido, au Lô Sushi, au Florentin, au Man Ray. Vous saluiez Stella McCartney, vous me parliez de ce célèbre animateur télé : « J’ai encore refusé d’aller à son émission ! » Ah bon ? Mais pourquoi, c’est pas mal, pourtant, son émission, on est nombreux à la regarder ! « Il ne veut pas me payer ! » Rhooo Maître. « Ben c’est vrai quoi ! Lui il fait de l’audience, mais moi je gagne quoi, à aller faire le mariole à la télé ? Ce n’est plus de mon âge, ça ! » Même si l’une de vos plaisanteries favorites était de nous préciser que « Popaul est resté vert ».
Vous étiez une mine à anecdotes, et l’un de mes grands regrets, quand je lis vos biographies, est de ne pas vous avoir posé plus de questions, vous les connaissiez tous ! Dac, Vian, Gréco, Malraux, je ne suis pas nostalgique, mais vous avez connu des gens passionnants à une époque où les ligues de bien-pensance ne vous sautaient pas dessus à la moindre plaisanterie, parce qu’elle pourrait froisser quelqu’un quelque part. Je suis passée également à côté de votre œuvre, Internet n’en était qu’à ses balbutiements. Je vous savais coté, mais je vous ai découvert une vraie popularité aux États-Unis, où vos œuvres expressionnistes sont comparées à celles d’un certain Jackson Pollock, excusez du peu. Vous avez peint des affiches de films et moi la cinéphile, j’ai raté ce sujet-là aussi, que voulez-vous, l’être humain moyen ne vaut pas grand-chose à vingt ans.
Parfois vous étiez un peu plus fatigué, mais vous aviez toujours l’élégance de me présenter à des amis de la nuit pour que la soirée ne dépende pas de vous. Mais la plupart du temps, le retour dans votre tacot quand vous me déposiez dans mon 9e arrondissement, était l’occasion de débriefings savoureux : « Tout de même, disiez-vous. Ces mannequins, elles sont désagréables. Elles font tout le temps la gueule ! » Mais, Maître, vous répondais-je. Elles ont faim ! Vous aussi, vous tireriez la tronche, si vous aviez faim ! Et nous riions, mais rire avec vous, c’était indescriptible, c’est comme si soudain je prenais conscience qu’il pouvait y avoir un rire de qualité, un rire qui faisait que j’étais en même temps honorée, en fait.
Des années plus tard, juste avant que je ne quitte Paris, je vous ai croisé sur les Champs-Elysées. Vous n’aviez pas changé d’un iota. Toujours votre chapeau noir et votre écharpe rouge, comme un Toulouse-Lautrec 2.0, je vous ai abordé. « Maître vous vous souvenez de moi ? » Non, apparemment. Mais votre œil pétillait. « Regardez, vous m’aviez donné votre carte » Un autocollant génialissime, une bouche avec écrit « J’aime Corbassière » et vos coordonnées au dos. Vous avez souri. « Comment allez-vous ? » me dites-vous alors tranquillement, alors que vous m’aviez reconnue depuis le début. Nous avons parlé quelques instants sur ce trottoir. Vous êtes parti, la foule des Champs vous a absorbé. Je vous ai regardé partir.
Et là, devant cet inexorable Google qui m’annonce froidement que vous êtes décédé, je vous regarde partir encore une fois. Je n’ai pas une seule photo avec vous, à l’époque, nous étions libres, sans smartphones. Il ne me reste de vous que deux autocollants et un vieux cendrier tout recollé.
Mais, même si les contours de mes souvenirs sont flous, votre présence fulgurante dans ma vie ne l’est, elle pas du tout. Je vous salue, cher Maître.
Corbassière est mort, vive Corbassière !